L'Express du 20 juin 2005

par Elisabeth Badinter

Dans les études et traités sur la violence conjugale, la répartition des rôles semble évidente : les hommes sont les auteurs et les femmes les victimes. Une hypothèse raisonnable basée sur des faits et des statistiques lorsqu'il s'agit de formes physiques de violence, de coups, de viol ou de meurtre. Pourtant, dans la majorité des œuvres disponibles et des incantations qui en dérivent, tous les types de violence conjugale – celle de la violence physique et celle des paroles – se mélangent. Cette synthèse est également à la base de la seule étude sérieuse réalisée en France sur ce sujet et publiée en 2001, l'« Enquête Nationale sur les violences envers les femmes en France » (Enveff). De leurs résultats, a été issu un « indice global » des violences conjugales : 10 % des femmes déclarent en être victimes. Cependant, ce chiffre effrayant et la terminologie utilisée occultent le fait que les trois quarts de ces « violences » sont constituées d'agressions psychologiques telles que des insultes, des calomnies ou du harcèlement. Cela pose la question : les hommes ne sont-ils pas eux aussi victimes de l'agression psychologique dont ils sont si lourdement accusés ? Selon l'étude réalisée pour L'Express par l'institut d'opinion BVA, hommes et femmes se déclarent dans la même mesure victimes de cette guerre relationnelle, qu'on hésite involontairement à classer dans la catégorie « violences ». Ce phénomène est trop grave pour être laissé à une bataille de mots. Il est plutôt important de s’en tenir aux faits : c’est exactement le but du débat mené par la philosophe Elisabeth Badinter sur ce sujet. Nous publions la conférence qu'elle a prononcée lors d'un panel d'Amnesty International à Lyon le 16 juin. Cette enquête est une grande première. Poser les mêmes questions aux femmes et aux hommes sur les tensions qui existent au sein de leurs relations revient à rompre avec le discours dominant sur la « violence conjugale ». Le constat que les hommes et les femmes se plaignent à peu près également (et que les hommes doivent même subir deux fois plus d'insultes que les femmes) renforce le malaise que je ressens toujours, d'une part, par rapport à la méthode habituellement choisie pour dénoncer les violences faites aux femmes. parler, et d'autre part quant aux conclusions qu'on en tire.

Tout d’abord, la méthode sur laquelle s’appuient la plupart des institutions ou associations est généralisée : on nous dit que la violence des hommes envers les femmes est universelle. Par exemple, dans la brochure d'Amnesty International (2004), on peut lire : « Partout dans le monde, les femmes subissent des actes ou des menaces de violence. Ce sort commun s'étend au-delà des frontières nationales, de revenus, raciales et culturelles. environnement, en temps de guerre et de paix, les femmes sont battues, violées et mutilées en toute impunité. »

Un duel

Il ressort clairement de tous les tableaux évalués : les guerres relationnelles sont menées par deux parties. Interrogés par l'Institut BVA sur les tensions qu'ils ont vécues dans leur couple au cours des douze derniers mois, tous les Français âgés de 20 à 59 ans ont exprimé le sentiment d'avoir vécu au moins une des situations testées dans cette étude. 44% des personnes interrogées ont dû écouter des commentaires désobligeants de leur partenaire à l'égard de leur propre famille ou de leurs amis. 34% se sentent dégradés et critiqués. 30 % ont été soumis à des questions jalouses : « Où étiez-vous, avec qui ? 29 % ont constaté que d'autres prenaient des décisions concernant des dépenses importantes sans tenir compte de leur opinion. Et 25 % ont dû accepter qu'il « ait arrêté de parler, refusé toute discussion » et qu'il soit furieux. La situation empire, mais c'est moins courant. 23 % ont dû écouter des commentaires désobligeants sur leur apparence physique (« Tu es moche ! ») et 22 % sur leur comportement sexuel. 23% accusent leur partenaire d'exprimer du mépris pour leurs opinions en privé et parfois en public (13%).

Mais le plus intéressant se cache ailleurs. Les hommes créent la surprise. Comme les femmes, elles affirment aussi être parfois harcelées, maltraitées et discréditées. Elles se sentent encore plus souvent gênées par la jalousie de leur partenaire que les femmes : 18 % d'entre elles (contre 12 % des femmes) déclarent que l'autre personne les empêche de parler à d'autres femmes (hommes). 34% des hommes (26% des femmes) déclarent que l'autre veut savoir avec qui et où ils voyagent, 33% (27% des femmes) déclarent que l'autre veut prendre des décisions sur des dépenses importantes sans tenir compte de leur opinion. . Ce sont les femmes qui hésitent le moins à émettre des commentaires critiques sur leur apparence physique. Et ils ne sont en aucun cas les derniers à recourir à des insultes ou à des insultes : 15 % des hommes le disent, tandis que 8 % des femmes en accusent leur partenaire. Bien entendu, ce sont des déclarations qui doivent être traitées avec prudence. Néanmoins, on peut supposer qu’il n’est pas facile pour un homme d’admettre qu’il se sent psychologiquement sous pression.

Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à se plaindre de certains contenus demandés : leur partenaire les « dévalorise » (37%, contre 30%) et est particulièrement prompt à remettre en question leurs compétences sexuelles (25%, contre 19%). Il convient également de noter que les femmes répondent à certaines questions de manière plus pessimiste que dans l'Enquête Nationale sur la violence envers les femmes en France de 2001. Le cadre moins sombre de notre enquête, mais aussi de plus petite envergure, a sans doute contribué à la le sujet abordé dédramatise et exprime librement ses opinions. Cela montre très bien que les hommes et les femmes sont également capables d’exercer la violence conjugale. D'un autre côté, il ne permet aucune déclaration sur tous les conflits qui dégénèrent en pires de diverses manières - et principalement au détriment des femmes.

Cette approche utilise un mélange de différents types de violence, mais de nature très différente : la violence en temps de guerre et la violence en temps de paix. Violence exercée par les États et violence exercée en privé. La violence du mari ou du partenaire, celle du harceleur sexuel ou moral, du militaire ou du marchand noir. Il n'y a pas non plus de distinction entre la Parisienne harcelée dans le bus ou le train et la petite Nigérienne victime d'un trafic sexuel, ou la Jordanienne victime d'un crime d'honneur. Violence psychologique et physique. Violence dans les États totalitaires et patriarcaux et violence dans les États démocratiques.

Cette approche assume aussi une sorte de continuum de violence en plaçant sur le même plan la menace d'une gifle dans le mariage et la lapidation d'une femme adultère : « La main sur les fesses dans le métro, les sifflets dans la rue, les coups de poing, bips - jurons, humiliations de la part des partenaires, mariages forcés, filles violées, etc. (Collectif national pour les droits des femmes, 2005). Aucune distinction n'est faite, mais plutôt une liste d'actions complètement différentes qui s'apparentent davantage à un magasin général où tout et rien prend la même importance : des attaques verbales à l'exercice de pressions psychologiques en passant par les agressions physiques.

Enfin, il me semble que les gens ne prennent pas très au sérieux les statistiques, et encore moins leurs sources ou leur interprétation. Le numéro d'Amnesty dit : « Au moins une femme sur trois a été battue, contrainte à avoir des relations sexuelles ou traitée violemment d'une manière ou d'une autre à un moment ou à un autre de sa vie » (Population Reports, N° 11, Johns Hopkins, School of Public Health , décembre 1999). Que signifie « traité violemment de telle ou telle manière » ? Cette phrase imprécise signifie qu'une seule chose reste dans les esprits : qu'une femme sur trois est battue ou violée.

Pire encore, un rapport publié sur Internet indique que « près de 50 % des femmes dans le monde ont été battues ou maltraitées physiquement par leur partenaire à un moment de leur vie. Selon le Conseil de l'Europe, la violence domestique est la principale cause de décès ». pour les femmes de 16 à 44 ans - et cause de handicap, avant même le cancer ou les accidents de la route. Ces affirmations des féministes espagnoles de 2003 sont citées partout, notamment dans le rapport du Conseil de l'Europe. Étais-je la seule à avoir été surprise en lisant cela. ? Les statistiques de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) indiquent que pour 2001, 2 402 femmes entre 16 et 44 ans sont mortes des suites d'un cancer !

L'Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France (Population & sociétés, janvier 2001) propose un indice global de 10 % des violences conjugales dirigées contre les Françaises, qui se composent curieusement : d'insultes et menaces verbales (4,3 % ), chantage émotionnel (1,8%), exercice de pressions psychologiques (37%), agressions physiques (2,5%), dont répétées (1,4%), viols et autres pratiques sexuelles forcées (0,9%). Les journalistes et les politiques traduisent : 10 % des femmes en France sont battues. Année après année, le 8 mars, nous entendons cette fausse affirmation sans que personne ne pense à examiner les chiffres de plus près ou à les corriger.

Quatrième illustration de l'usage promotionnel des statistiques : en 1980, deux chercheuses, Linda MacLeod et Andrée Cadieux, publiaient un rapport sur les femmes battues au Québec, citant le nombre de 300 000 femmes battues et 52 femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Pendant 24 ans, les « 300 000 » font la une des mouvements féministes au Québec ; jusqu'à ce que l'Institut de la statistique du Québec publie une étude digne de ce nom en 2004, qui ne dénombre pas plus de 14 209 femmes se décrivant comme victimes de violence conjugale. Quant aux 52 femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint au Québec, la publication de la Sécurité publique du Québec pour les années 2000-2001 recense 14 femmes et 7 hommes assassinés par leur conjoint. Linda MacLeod a admis son erreur en 1994. Elle s'est défendue en disant : "Je n'avais aucun doute sur ce chiffre car il représentait une réalité soutenue par les femmes et les hommes qui travaillaient en première ligne. C'était une hypothèse valable." Je ne remets pas en question la bonne foi de ces chercheurs, mais je ne peux m'empêcher de penser que ce qu'ils recherchent ici est moins la vérité que la confirmation d'hypothèses préexistantes. La violence masculine est compensée par l'omission ; les chiffres sont gonflés jusqu’à être complètement déformés, comme s’ils exprimaient un désir inconscient de condamnation globale du sexe opposé. Le but ici n’est plus de condamner les hommes violents, mais – à mon avis – les hommes en général.

C'est pourquoi je suis consternée par l'utilisation par les Nations Unies du terme de violence de genre, adopté par Amnesty. C’est un terme qui vient des travaux des féministes anglo-saxonnes les plus radicales des années 1980-1990. Que signifie « violences basées sur le genre » ? Cela signifie-t-il que le recours à la violence est une caractéristique spécifique de l’homme ? Cette masculinité est définie par la domination et l’oppression du sexe opposé ? Que les femmes ne savent pas utiliser la violence ?

Le choix des termes est fondamental. Car si l’on introduit ce concept de violence de genre, on arrive à une double définition de l’humanité avec l’opposition entre bourreaux et victimes, ou entre mal et bien. Je pense que vous faites une double erreur ici. D’une part, le terme « violences basées sur le genre » ne me semble pas fondé. D’un autre côté, la généralisation de la violence masculine sans la moindre distinction qualitative, culturelle et politique perd toute chance de changement.

Les dérapages dans la vie de couple ne constituent pas un argument suffisant pour parler de « terrorisation du partenaire ».

En promouvant la conviction que la violence n’est pas une caractéristique spécifique d’un genre, je me tourne vers les phénomènes de violence conjugale dans les démocraties occidentales, où l’on peut adopter une approche plus nuancée et scientifique de cette question.

Premier constat : les études dont nous disposons, tant en France qu'en Europe, notamment celles du Conseil de l'Europe, me semblent en de nombreux endroits incomplètes et donc biaisées. Ils sont incomplets car ils n’enregistrent que les femmes comme victimes. Il a été décidé de manière constante et consciente de ne pas vouloir savoir s'il y avait des victimes masculines. La justification donnée pour cette omission est toujours la même. Elle repose sur deux arguments : nous n'avons pas de statistiques, mais nous avons de bonnes raisons de croire que 98 % des violences conjugales proviennent des hommes (voir Marie-France Hirigoyen dans L'Express du 25 avril 2005 : « Les hommes ? pas mis en cause. Par définition, on leur assigne le rôle de l'agresseur : ils le sont dans 98% des cas.") En ce qui concerne la violence contre les femmes, elle ne constitue qu'une légitime défense contre la violence perpétrée principalement par les hommes.

Deuxième constat : faute de travaux définitifs, les chiffres les plus discutables circulent. Exemple : En France, y a-t-il chaque mois 6 femmes tuées par leur partenaire ou ex-conjoint (soit 72 par an), soit 400, comme le disait l'émission Le Droit de savoir sur TF1 ? Et comment évaluer l’ampleur et l’importance de ce phénomène alors que les statistiques judiciaires et policières ne font pas de distinction entre les femmes décédées à la suite de violences conjugales et celles décédées à la suite d’autres circonstances ?

Face à cette situation, je voudrais montrer que la violence n’a pas de genre en mettant en lumière certains aspects de la violence féminine dont on parle rarement. En ce qui concerne la violence conjugale féminine, il faut, comme d'habitude, s'appuyer sur les travaux nord-américains pour y voir plus clair, et notamment la récente étude de Denis Laroche pour l'Institut de la statistique du Québec, dont les statistiques ont été publiées en février 2005 par le très féministe Conseil du Statut de la Femme du Québec ont été approuvés. À ma connaissance, il s’agit de la première étude complète en français sur la violence conjugale qui aborde à la fois la violence masculine et féminine. C'est aussi la première étude distinguant les violences graves des violences mineures, qui se présentent sous la forme d'une liste de 10 situations de violences physiques, allant de la menace à l'acte lui-même. Celui-ci contient quatre informations de base : au cours des cinq dernières années précédant l'étude, 92,4 % des hommes et 94,5 % des femmes ont déclaré qu'ils n'avaient pas été victimes de violence physique. En 2002, 62 700 femmes et 39 500 hommes au Québec se décrivaient comme victimes de violence conjugale (incluant tous les types de violence). Il existe des différences entre les actes d’agression subis par les hommes et par les femmes. Les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes de violences physiques graves. Parmi eux, 25 % ont été battus (contre 10 % des hommes), 20 % ont été presque étranglés (4 % des hommes), 19 % ont été menacés avec une arme (8 % des hommes). Sept fois plus de femmes que d’hommes ont été victimes d’agressions sexuelles. En revanche, selon des études canadiennes, les hommes et les femmes ne sont en rien inférieurs en matière de « violence » psychologique.

Du psychologue américain Michael P. Johnson (2000), les Canadiens ont adopté ce que je considère comme une distinction fondamentale entre deux types de violence conjugale : la « terrorisation du partenaire » et la « violence liée à la situation ».

Les violences graves qui surviennent dans un contexte de « terrorisation du partenaire » se définissent par le désir de détruire le partenaire par tous les moyens (mentaux et physiques). Ces violences sont majoritairement perpétrées par des hommes.

En revanche, la plupart des hommes concernés deviennent victimes de leur partenaire dans un contexte de « violence situationnelle », qui naît soit de l'autodéfense de la femme, soit de violences mutuelles, soit le résultat d'une lutte de pouvoir entre les deux partenaires. . Le concept de « violence interactive » est introduit ici, ce qui est crucial pour comprendre une grande partie de la violence conjugale.

Il est donc clair que les femmes, même si la majorité d'entre elles sont victimes de violences, notamment physiques, commettent également ces violences lorsqu'elles se trouvent dans une position physiquement ou psychologiquement dominante.

Pour s’en rendre compte, il faut regarder les violences commises par les femmes envers les plus vulnérables. Tout d’abord envers les enfants. Même si ce sujet est rarement abordé, certaines études donnent matière à réflexion. Le dernier rapport de l'ODAS (Observatoire national de l'action sociale décentralisée), publié en décembre 2004, chiffre 89 000 enfants à risque en France, dont 18 000 enfants maltraités.

Le rapport d'activité 2002 du numéro d'urgence pour enfants maltraités indique que 76,2% des abus sont causés par les parents, dont 48,8% sont imputables aux mères et 27,4% aux pères, même si ces chiffres sont probablement en réalité plus élevés. Enfin, le rapport de l'Unicef ​​(2003) sur les décès d'enfants dus à des maltraitances dans les pays riches fait état de la mort de 3 500 enfants de moins de 15 ans chaque année. Le rapport ne fournit pas d'informations précises sur la proportion de pères et de mères responsables de la mort de leurs enfants. Mais ce serait certainement une erreur de rejeter cette faute sur un seul des deux sexes.

Une enquête épidémiologique est en cours en France, menée par l'INSERM. Les premiers résultats indiquent une sous-estimation du nombre d'enfants de moins d'un an décédés suite à des maltraitances et classés comme « mort subite du nourrisson » (voir Journal de l'Inserm, mai-juin-juillet 2003). Mais qui est responsable de la majorité des soins prodigués aux nourrissons dans notre société ? Enfin, je me contenterai d'évoquer l'existence d'une pédophilie féminine, qui aurait été découverte il y a à peine un an à la suite des procès d'Outreau et d'Angers. Je vous rappelle que dans ce dernier il y avait 29 femmes et 37 hommes sur le banc des accusés. Cependant, à ce jour, nous n’avons mené aucune enquête sérieuse sur ce type de violence.

Cependant, les enfants ne sont pas les seules créatures faibles soumises à la violence féminine. La maltraitance des personnes âgées est une autre problématique dans laquelle cette violence féminine joue implicitement un rôle. En 2003, le ministre responsable évaluait à 600 000 le nombre de personnes âgées maltraitées. Cette violence familiale a lieu à la maison. Mais peu importe que cela se produise dans les familles ou dans les institutions concernées : la majorité d'entre elles sont des femmes qui s'occupent des personnes âgées, tout comme des plus jeunes.

Reste un sujet encore tabou et rarement étudié, notamment en France : la violence au sein des relations lesbiennes. Une étude réalisée en 1998 par l'Agence de santé publique du Canada concluait qu'il existe le même niveau de violence dans les relations gaies et lesbiennes que dans les relations hétérosexuelles. Si l’on prend en compte tous les types de violences, un couple sur quatre fait référence à la violence dans son couple.

Tous ces chiffres stupides mais nécessaires montrent qu’il ne faut pas parler de violences de genre, mais plutôt du « droit du plus fort ». Il est sans doute un crime qui est plus souvent imputé aux hommes qu'aux femmes : le viol, qui est aujourd'hui en France puni aussi durement que le meurtre. Il n’en reste pas moins que les hommes comme les femmes peuvent sombrer dans la violence lorsqu’ils occupent une position dominante. Les photos d’Abou Ghraib en Irak le montrent, tout comme la participation des femmes aux génocides de l’Allemagne nazie et du Rwanda. Il est évident que dans l’histoire, les hommes sont les principaux responsables de la violence physique. Depuis des milliers d’années, ils occupent tous les postes de pouvoir dans l’économie, la religion, l’armée, la politique et la famille, c’est-à-dire qu’ils dirigent les femmes. Cependant, avec la participation croissante au pouvoir qui se développe dans les conditions de la démocratie, il est inévitable que de plus en plus de femmes abusent de leur position dominante, c'est-à-dire se livrent à leur tour à la violence.

Par ailleurs, le concept de violence, tel qu’il est utilisé aujourd’hui pour décrire tout acte imaginable quel que soit son contexte, doit être reconsidéré. On ne peut pas utiliser le même mot pour qualifier un geste indécent dans un lieu public et un viol. Ni pour les nombreuses situations différentes recensées dans les études sur les violences conjugales. Une remarque désagréable, une insulte, un acte autoritaire inapproprié ou encore la menace d'une gifle ne peuvent être assimilées à une attaque destructrice envers l'autre personne. Les dérapages dans la vie de couple ne sont pas une justification suffisante pour parler de « terrorisation du partenaire », qui est d'une nature fondamentalement différente et que de nombreux spécialistes définissent aujourd'hui comme « une dynamique de la relation de couple dans laquelle l'un des partenaires manque l'intégrité et la dignité blessant l'autre par des comportements agressifs, actifs et répétés dans le but de le contrôler". Il me semble également déraisonnable de mettre la violence contre les femmes dans les États démocratiques au même niveau que celle dans les États patriarcaux et non démocratiques. Dans ce dernier cas, la violence contre les femmes est une violence fondée sur des principes philosophiques et religieux traditionnels qui contredisent les nôtres. Ce sont ces principes qu’il faut combattre. Seule l’éducation des femmes et leur mobilisation mettront fin à ce déséquilibre systématique qui attribue tous les droits à un sexe et toutes les responsabilités à l’autre.

Or, dans nos sociétés, la violence contre les femmes contredit nos principes. Elle nécessite des poursuites pénales contre ses auteurs. Cependant, contrairement à ceux qui croient que toute société est structurellement violente envers les femmes, je pense que c'est avant tout l'expression d'un état psychologique et social pathologique qui nécessite des soins et une réflexion sérieuse sur nos priorités. La violence croissante observée dans les sociétés occidentales, quels que soient l’âge, le sexe et le contexte social, peut être liée à une incapacité croissante à se conformer aux contraintes des obligations existantes et à une tendance croissante et inquiétante à nier les droits universels pour les confondre avec les souhaits individuels.

L'hiver 2005 nous a appris que les violences contre les enfants et les jeunes en milieu scolaire ont fortement augmenté, dans toutes les tranches d'âge, du lycée à la maternelle, et qu'aucune classe sociale n'est épargnée. L'irritabilité, les comportements grossiers, les insultes et les coups sont devenus l'expression d'une agressivité banale, même envers ceux qui sont là pour nous aider et nous protéger, comme les enseignants ou les médecins. Entre 1999 et 2003, selon l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE), le nombre de Français victimes d'actes agressifs (insultes, menaces, coups) a augmenté de 20 %. Dans ces conditions, la question se pose de savoir pourquoi nous sommes de moins en moins capables de supporter la frustration et de gérer notre agressivité.

Ce ne sont pas nos principes qui sont en cause, mais notre éducation. C'est elle qu'il faut changer. Depuis plus de trente ans, l'épanouissement individuel et la satisfaction de nos désirs ont pris le pas sur le respect des autres et des règles de la communauté. Cela affecte aussi bien les hommes que les femmes et n’a rien à voir avec ce qui se passe dans d’autres régions du monde où la loi est un joug oppressant et où la réalisation de soi individuelle est un concept dénué de sens. Au fond, le sens de la notion d'obligation doit être réappris dans nos sociétés, tout comme les autres doivent apprendre à revendiquer leurs droits. En s’efforçant de mélanger à tout prix ces deux contextes, on se met en position d’impuissance et on accepte aussi l’injustice. En tombant dans la clameur des « violences basées sur le genre », on se rend coupable d'un nouveau sexisme, pas plus acceptable que le premier.

Elisabeth Badinter